Chroniques de la vie quotidienne sur la Petite Ceinture à la fin du XIXe siècle

, par Bruno Bretelle

Un train arrive à la station Belleville-Villette
Le train entre en gare pendant que la foule attend sur le quai. Vue prise du quai extérieur.

La presse quotidienne de la seconde moitié du XIXe siècle fourmille de renseignements sur la vie dans les trains et les gares de la Petite Ceinture. Au travers de faits divers – accidents, crimes et suicides – de réclamations de voyageurs ou d’enquêtes de terrain sur l’actualité politique, ce sont des tranches de vie de l’époque et de l’organisation des circulations ferroviaires qui apparaissent.

La numérisation et la mise en ligne de ces quotidiens sur le site Gallica, entreprises depuis quelques années par la Bibliothèque Nationale de France , permettent au moyen de l’outil de recherche fourni d’extraire rapidement ce type d’informations. Entreprise quasiment impossible à réaliser auparavant ! En voici quelques exemples, sélectionnés pour leur aspect insolite ou informatif à titre historique.

 Les bonneteurs (1886)

Et oui, le bonneteau, aujourd’hui encore d’actualité, est fort ancien. Cette escroquerie était même pratiquée dans les trains de voyageurs de la Petite Ceinture ! En voici un exemple datant de 1886 [1] :

« La chasse aux bonneteurs continue. Quatre d’entre eux ont été arrêtés hier sur le champ de courses d’Auteuil par le nouveau service organisé par M. Gragnon, préfet de police.
Pendant que ces arrestations avaient lieu, on jugeait à la onzième chambre correctionnelle le nommé Jean-Emile Robillet, de trente-six ans, poursuivi sous la double prévention de tenue de jeux de hasard et d’infraction à un arrêté d’expulsion.
Robillet avait été arrêté le 1er février sur la ligne du chemin de fer de Ceinture où il faisait jouer la Consolation.
Ce bonneteur a été condamné à six mois de prison. »

Le bonneteau et la consolation sont deux formes d’escroquerie basées sur des jeux de hasard. Mais si un seul escroc suffit pour pratiquer la Consolation, plusieurs complices sont nécessaires dans le cas du bonneteau.

Le thème de l’escroquerie au moyen du jeu de bonneteau dans les trains de la Petite Ceinture inspira les auteurs des aventures de Fantômas, Pierre Souvestre et Marcel Allain, qui nous livrèrent une description vivante et détaillée de son déroulement.

 Le train des ministres (1889)

Voici un article qui fait référence au départ du Général Boulanger en avril 1889. [2]

« Nous avons voulu, pour compléter notre enquête, parcourir la route que suivent, de grand matin, sur le chemin de fer de ceinture, les ouvriers qui se rendent à leur travail. Nous avons pris « le train des ministres » – c’est le nom qu’on lui donne – à cinq heures et demie, à la station de la Villette. Tous les compartiments sont bondés.

L’événement du jour est, d’ordinaire, commenté bruyamment parmi ces ouvriers.

Au moment de sauter dans le train, ils ont acheté leur journal, et les conversations les plus animées s’engagent sur « l’actualité ». Et on en formule des opinions sur cette « actualité. » À chaque station, c’est un mouvement considérable de voyageurs qui montent ou descendent. On peut se faire, dans ces trains-là, une idée assez exacte de l’opinion de l’ensemble de la classe ouvrière. Eh bien on ne parlait pas, dans « le train des ministres », le lendemain du départ de Boulanger, de cet événement capital. On dévorait les feuilles boulangistes et on ne disait mot. On était ahuri, hébété. Les antiboulangistes riaient sous cape, hasardaient quelques plaisanteries mais n’insistaient pas longtemps sur le départ, la fuite du général. »

 Soixante blessés (1893)

Les accidents de chemin de fer, à une époque où la signalisation est entièrement mécanique et manuelle, sont souvent le fruit de la simple erreur humaine. En voici un exemple. [3]

À noter que cet article contient des informations précieuses pour les historiens sur les caractéristiques du service de trains circulaires de la Petite Ceinture au départ et l’arrivée de la gare du Nord banlieue.

Parcours du service circulaire de la gare du Nord
Recto d’une carte postale indiquant le parcours et les horaires du service circulaire de Paris-Nord.

« Plusieurs de nos confrères ont inséré, hier matin, une note des plus intéressantes qui paraît émaner directement du secrétariat général de la Compagnie du Nord. Voici, dans toute sa saveur, cet entrefilet laudatif auquel nous n’aurions garde de changer un seul mot :

«  Hier a commencé à fonctionner le nouveau service des trains de voyageurs de la Petite Ceinture, réorganisé à l’occasion de la mise en circulation, par la Compagnie du Nord, de trains partant de la gare du Nord et rentrant, après avoir fait le tour de Paris par la Petite Ceinture.

Ces nouveaux trains vont mettre en relations les habitants du quartier de la gare du Nord avec la Ceinture, c’est-à-dire notamment avec le bois de Boulogne, Passy, Auteuil, le parc Montsouris, le bois de Vincennes, le parc des Buttes-Chaumont, etc.

En outre, le public voyageant actuellement sur la Ceinture va avoir, du fait de l’introduction de ces trains du Nord, des trains plus fréquents, puisqu’aux anciens horaires des trains de quart d’heure succède aujourd’hui un service de trains de dix minutes, soit six à l’heure dans chaque sens.

De plus, le service est organisé de façon à ce que tous les trains aient une vitesse beaucoup plus accélérée qui leur permettra de ne mettre qu’une heure 39 au lieu de 2 heures, arrêts compris, pour effectuer le parcours du circuit. Ce résultat ne peut être obtenu qu’en abrégeant la durée des stationnements dans les gares ; aussi le public devra se prêter, comme le fait le public du Métropolitain de Londres, à éviter toute occasion de retard.

Il aura, par suite, dans son propre intérêt, à faire son éducation pour monter et descendre rapidement du train et, grâce à ce concours réciproque de la Compagnie, qui a accéléré sa marche de trains, et des voyageurs parisiens qui s’appliqueront à s’embarquer et à débarquer avec plus de célérité, ce nouveau service rapide présentera de réels avantages que le public appréciera certainement. »

On va voir maintenant de quelle façon le public parisien a été traité au début du fonctionnement du nouveau service organisé par la Compagnie du Nord et comment on entend « faire son éducation ».

C’est par un accident épouvantable, qui aurait pu faire des centaines de victimes, que vient d’être inaugurée cette marche extraordinaire des trains de voyageurs sur la Petite Ceinture. Résultats : un tamponnement sous un tunnel, vingt wagons brisés et soixante personnes blessées, dont quelques unes assez grièvement.

La catastrophe s’est produite dans des conditions qui rappellent exactement l’horrible accident de Saint-Mandé, avec cette circonstance aggravante, cependant, que la Compagnie du Nord avait mis en marche un train de vieux matériel et que les agents responsables de la vie des voyageurs n’étaient point outillés pour les protéger efficacement en cas de danger.

D’ailleurs, voici les faits tels que nous les avons recueillis au cours de notre enquête.

Le train tamponneur

Le train 258, composé de voitures appartenant à la Compagnie de l’Ouest, était parti de la gare de Courcelles-Levallois à cinq heures quinze minutes du soir. À cinq heures trente-huit minutes, il arrivait à la gare de Ménilmontant. Il était formé de douze wagons, dont trois de première classe. Le nombre des voyageurs était peu considérable, ce train ne coïncidant pas avec l’heure de sortie des ateliers.

Le convoi 258 était précédé sur la ligne, à dix minutes d’intervalle, par le train n° 38, traîné par la machine 127 et parti de la gare du Nord. Après avoir bifurqué à la gare de la Chapelle - Saint Denis, le train n° 38 s’était engagé sur la ligne de Petite Ceinture et était entré à cinq heures vingt-huit en gare de Ménilmontant. Il était composé de dix voitures contenant au plus cent cinquante voyageurs.

À cinq heures trente, le train du Nord 38 fut lancé à voie libre vers la station suivante, qui est la gare de Charonne. Il franchit sans encombre le poste de la tranchée des Sorbiers et s’engagea bientôt sous le tunnel de Charonne, creusé sous le cimetière du Père-Lachaise, qui a près de mille mètres de longueur, et débouche immédiatement à la station de Charonne.

Le train 38 filait à une vitesse de trente kilomètres à l’heure ; sous le tunnel, il avait même ralenti sa marche afin de s’arrêter dans les limites voulues à la station située à l’extrémité de la voie souterraine.

Soudain, le frein Wenger dont il était muni se rompit entre une voiture de première et une voiture de troisième classe, ce qui provoqua l’arrêt du train après un glissement d’une soixantaine de mètres.

En panne.

Que se passa-t-il à ce moment ? Il serait bien difficile de le préciser. Toujours est-il que le train du Nord se trouva immobilisé sous le tunnel, à trois cents mètres environ du point de sortie. Les voyageurs ne s’étonnèrent point trop de cet arrêt dont ils ignoraient la cause. Au lieu de se porter à pied en arrière de son train pour le protéger par les signaux d’usage, la voie étant restée ouverte au poste de la tranchée
des Sorbiers, on ne sait ce que fit le conducteur. Les uns affirment qu’il chercha en vain dans son fourgon les objets servant à faire les signaux d’usage en cas de détresse et qu’il ne trouva ni lanternes, ni
pétards, ni même le petit drapeau rouge employé à commander l’arrêt instantané d’un convoi suivant la même voie, quand il est agité d’une certaine façon.

Au moment précis où le train 38 était arrêté accidentellement sous le tunnel de Charonne, le train 258 partait à voie libre de la gare de Ménilmontant, à cinq heures quarante minutes. Au poste de signaux de la tranchée des Sorbiers, il trouva le disque ouvert et poursuivit sa route. Il s’engagea bientôt sous le tunnel, ignorant que le train du Nord qui, normalement, devait le précéder de dix minutes, se trouvait en détresse dans le noir boyau.

L’absence d’éclairage et la fumée qui séjourne constamment sous les parois du tunnel empêchèrent tout d’abord le mécanicien du train 258 d’apercevoir le feu rouge du fourgon de queue du train du Nord ; quand
la sanglante lumière lui apparut dans les profondeurs de la voûte souterraine, il n’était plus temps de prévenir le tamponnement. Il serra cependant les freins de sa machine, renversa la vapeur ; mais cette double manœuvre, accomplie, avec toute la rapidité que commandait le danger, n’empêcha point le train de l’Ouest de se
jeter, à une vitesse heureusement atténuée, sur le train 38.

La collision

Le choc fut épouvantable. On entendit dans l’obscurité des cris de douleur, des appels « Au secours » ; les voyageurs des deux trains, épouvantés, se jetèrent vers le demi-cercle de lumière qui se dessinait vaguement au bout, tout au bout du tunnel.

Panorama des quais de la station Charonne
Derrière le bâtiment des voyageurs, la tranchée et le tunnel de Charonne. Au premier plan, des membres du personnel de la station.

Les premiers voyageurs qui arrivèrent à pied la gare de Charonne, étaient absolument affolés ; ils annoncèrent aux employés une effroyable catastrophe, évaluant déjà le nombre des victimes.

M. Brouard, chef de la gare de Charonne, courut sur le lieu de l’accident, suivi de tout son personnel disponible.

Sous le tunnel, les gens fuyaient, le visage ensanglanté, buttant à chaque pas contre les rails, avides de lumière et de grand air.

On organisa les secours.

À la lueur vacillante des lanternes, on put contempler le spectacle suivant :
Le train 38 était complètement disloqué ; le fourgon de queue ne se présentait plus que sous l’aspect de planches hachées et pulvérisées ; les deux voitures qui suivaient étaient éventrées, tous les wagons du train du Nord avaient subi de graves avaries.

La machine du train 258, après avoir été soulevée, était retombée sur le côté. Le tender, le fourgon et les premières voitures avaient été, du même coup, jetés en dehors de la voie.

Comme nous l’avons dit, le train tamponneur était presque vide ; deux ou trois wagons seulement ont eu à souffrir de l’accident.

Les victimes.

En même temps que la gare de Courcelles-Levallois, prévenue de l’accident, expédiait une machine de secours et des lanternes sous le tunnel de Charonne, la gare du Nord envoyait ses médecins de service pour donner des soins aux blessés, qui encombraient la station de Père-Lachaise et apportaient un singulier empressement à s’inscrire sur un registre mis à leur disposition.

Un seul voyageur avait dû être transporté à bras jusqu’à la gare ; tous les autres s’y étaient rendus à pied.

Si la collision s’était produite entre sept et huit heures, quand les trains de Ceinture sont bondés d’ouvriers, on aurait certainement eu à déplorer un nouveau Saint-Mandé. [...]

Toutes ces personnes, sauf M. [...], n’ont reçu que des blessures ou des contusions sans gravité.

Les responsabilités.

Cet accident a naturellement produit une grande perturbation dans la marche des trains de la ligne de Petite-Ceinture. À neuf heures quarante du soir seulement, le tunnel de Charonne était à peu près déblayé et l’on avait établi des lignes de raccordement pour utiliser la voie restée libre.

Naturellement, une foule considérable a stationné jusqu’à une heure très avancée de la soirée sur tous les ponts et passerelles jetés sur la voie du chemin de Ceinture entre les stations de Ménilmontant et de Charonne.

Afin d’établir judiciairement les causes du tamponnement et de déterminer les responsabilités, une enquête a été simultanément ouverte par MM. Girard, commissaire de police du quartier, Dietz et Escourrou, commissaires spéciaux des gares de. l’Ouest et du Nord. »

 À l’ombre des jeunes filles en fleurs

Nous avons retrouvé grâce au blog d’un amateur de l’œuvre de Marcel Proust, dans le tome 5 du roman « À la recherche du temps perdu », intitulé « À l’ombre des jeunes filles en fleurs », la description de cette scène se déroulant de le compartiment de ce type de voiture :

« En tous cas, tous mes compliments, me dit-il, tu n’as pas dû t’embêter avec elle. Je l’avais rencontrée quelques jours auparavant dans le train de Ceinture. Elle voulut bien dénouer la sienne en faveur de ton serviteur, je n’ai jamais passé de si bons moments et nous allions prendre toutes dispositions pour nous revoir quand une personne qu’elle connaissait eut le mauvais goût de monter à l’avant-dernière station. » Le silence que je gardais ne parut pas plaire à Bloch. « J’espérais, me dit-il, connaître grâce à toi son adresse et aller goûter chez elle plusieurs fois par semaine, les plaisirs d’Éros, chers aux dieux, mais je n’insiste pas puisque tu poses pour la discrétion à l’égard d’une professionnelle qui s’est donnée à moi trois fois de suite et de la manière la plus raffinée entre Paris et le Point-du-Jour. Je la retrouverai bien un soir ou l’autre. »

 Bibliographie

Notes

[1Quotidien « Le Matin », numéro du 5 février 1886, 2e édition, page 3, colonne 2.

[2Quotidien « Le Matin », numéro du 7 avril 1889, 2e édition, page 2, colonne 1.

[3Quotidien « Le Matin », numéro du jeudi 3 août 1893, 3e édition, page 1, colonnes 1 et 2.